Nutrition du corail : Mythe et réalité

Fabrice POIRAUD-LAMBERT

Depuis que je suis aquariophile marin, j'entends dire que les coraux hermatypiques (poss?dant des Zooxanthelles ou micro algues symbiotiques) ont uniquement besoin de lumi?re pour vivre. Il est ?tonnant de voir ? quel point certaines id?es ont la vie dure, m?me lorsqu'un grand nombre d'amateurs a pris conscience que certains coraux se d?veloppent plus ou moins vite en fonction de la qualit? de leur eau, certains se d?veloppant d'autant plus vite que l'eau est charg?e en nutriments dissouts. Voici donc une synth?se qui ne traite que de la nutrition du corail.

Il est g?n?ralement accept? que les coraux durs ? petits polypes vivent et dominent dans des eaux tr?s pauvres en nutriments (encore faut-il relativiser : nous ne parlons ici que de pauvret? relative en compos?s organiques dissouts. Des calculs d?montrent par ailleurs que la masse de nourriture potentielle disponible dans l'eau entourant les r?cifs est de loin sup?rieure ? ce que nous aurions dans nos bacs : en rapportant les proportions ? un bac de 400 litres, cela nous donnerait 280 g par 24 H !... Source : Hamner & Al, 1988, bulletin of Marine Science. 42:459-478; R. Shimek). Etant donn? les besoins des autres esp?ces de coraux, il semble que cela soit surtout d? au fait que si l'eau ?tait plus riche en nutriments (dissouts), les esp?ces SPS (Coraux durs ? petits polypes) seraient rapidement vaincues par les coraux durs ? longs polypes (LPS - urticants ? long rayon d'action), par les coraux mous (urticants, d?gageant des toxines, et ayant une vitesse de croissance beaucoup plus ?lev?e que les SPS du fait de l'absence de squelette calcaire ? construire), ou tout simplement par les algues !

Il est accept? par un certain nombre de sp?cialistes que m?me les coraux SPS ont des besoins nutritionnels qui d?passent la simple photosynth?se, qui ne permet que d'assurer 70% de leurs besoins (sujet trait? avec beaucoup plus de d?tails dans les articles et livres propos?s en bas de cette page). Des donn?es indiquent que 40% des produits fournis chaque jour au corail par ses Zooxanthelles sont transform?s en mucus, que les coraux utilisent comme un pi?ge ? bact?rioplancton. Une ?tude r?alis?e par Sorokin montre que la consommation de bact?rioplancton fournit aux coraux entre 8 et 25% des besoins respiratoires, soit entre 1 et 10% de la biomasse totale de l'animal par jour.. Ce mode d'alimentation est comparable, nutritionnellement parlant, au r?sultat de la capture de petits crustac?s (zooplancton), en dehors du fait que la chasse consomme infiniment plus d'?nergie (ne serait-ce qu'? cause de l'?nergie d?pens?e pour maintenir op?rationnels jusqu'? 10 000 n?matocystes par cm carr? !). Si la majorit? des coraux se nourrit de bact?ries, il semble que ceux qui d?pendent le plus de cette source d'?nergie sont : Acroporta, Pavona, Goniopora, Favites, Symphyllia, Leptastrea, Tubastrea, Seriatopora, Pocillopora, Montipora, Porites, Hydnophora, Turbinaria et Zoanthides. D'une mani?re g?n?rale, plus le corail est producteur de mucus, et plus il d?pend ?nerg?tiquement des bact?ries qui viennent consommer cette manne alimentaire. Il est int?ressant de constater que pr?s de la moiti? des bact?ries identifi?es dans le mucus sont des Vibrio, bact?ries incrimin?es lors des maladies des coraux, mais qui ne deviennent fatales que dans certaines situation de stress.

En synth?se, si l'on schematise les processus d'alimentation des SPS, 70% provient des Zooxanthelles et de leur photosynth?se, 20% de la chasse (Zooplancton), et 10% du bact?rioplancton ( via le mucus) et de la consommation des compos?s organiques dissouts.

Source fondamentale de nourriture : les Zooxanthelles
Le sch?ma suivant (selon Sorokin) montre l'interaction qui existe entre une cellule de corail et une Zooxanthelle. Ce sh?ma est valable pour tous les coraux hermatypiques :


Comme ?crit plus haut, ce sch?ma indique comment une partie des produits de la photosynth?se se traduit (? 40%) sous forme de Mucus, qui a, on le verra, un r?le de pi?ge ? Bact?rioPlancton.

Il est fascinant de constater qu'alors que nous pensions globalement jusque l? qu'il n'existait qu'une sorte de Zooxanthelles, ou du moins que les variations d'esp?ces ne valaient pas tellement la peine de s'y pencher, il existe actuellement une th?se (Eric Bornman, voir r?f?rence en fin de page) qui explique que diff?rentes esp?ces de Zooxanthelles pourraient permettre, en cohabitant dans un seul corail, soit :
- d'obtenir une production alimentaire optimis?e en fonction de la lumi?re disponible (certaines Zooxanthelles ?tant plus productives sous moins de lumi?re que d'autres)
- de limiter les effets ou l'importance des Blanchiements en s'adaptant mieux pour certaines aux perturbations climatiques.

La densit? de Zooxanthelles peut ?tre extra-ordinaire, avec des densit?s variant g?n?ralement entre 1 000 000 et 5 000 000 algues unitaires par cm2 dans les tissus des coraux durs! Certains coraux mous tels les Xenia, Sarcophyton ou Litophyton peuvent h?berger des densit?s sensiblement sup?rieures (Eric Bornman)

A quoi sert le Zooplancton ?

En dehors de nourrir les poissons, le plancton semble ?tre un apport nutritif de choix pour les coraux, m?me lorsqu'ils sont hermatypiques. De nombreux d?bats ont lieu sur ce sujet depuis que les coraux sont h?berg?s en aquarium ou qu'ils sont ?tudi?s dans la nature, et face ? ceux qui sugg?rent que les Zooxanthelles suffisent ? nourrir les coraux hermatypiques, ceux qui pr?nent le nourrissage avancent les arguments suivants. Il est int?ressant de noter que ce sujet rejoint quelque part celui de mon autre article sur l'?cumage.
Selon Delbeek et Sprung, les coraux hermatypiques se nourrissent de tout ce qu'ils trouvent (plancton, bact?ries, d?tritus et mati?res f?cales de poissons (Sorokin, 1973; Schiller and Herndl, 1989)). D'autres encore peuvent directement absorber les hydrates de carbones qu'ils trouvent dans l'eau (Stephens, 1962). Chaque corail peut adopter un type particulier de nourrissage. M?me si les coraux peuvent se nourrir, les auteurs soulignent le danger de nourrir trop, les bacs r?cifaux permettant normalement de fournir une partie de cette alimentation suppl?mentaire.
Un autre auteur, Ronald L. Shimek, d?crit la morphologie des coraux et insiste sur le fait que si les coraux hermatypiques poss?dent des n?matocystes en grand nombre (sorte de micro-harpons empoisonn?s, qui jaillissent des coraux sous des pressions allant jusqu'? 155 Kg/cm2, et qui sont d?clench?s soit par la proximit? d'une proie, soit par les effluves chimiques, des stimuli nerveux, etc...), c'est bien pour pouvoir chasser, car sinon l'?nergie d?pens?e ? les fabriquer et ? les utiliser serait inutile. D'aucuns pourraient argumenter que les n?matocystes servent ? la d?fense, mais R. Shimek cite une m?duse marine vivant dans un lac d'eau filtr?e par les porosit?s des r?cifs environnants, qui ne n'en poss?de aucun, la m?duse ayant mut? afin d'offrir plus de place aux Zooxanthelles, l'eau ne contenant pas de Zooplancton. Comme les Coraux durs ne montrent pas de telles mutations, il en d?duit qu'ils utilisent les n?matocystes comme des armes de chasse. Il cite m?me un corail dur hermatypique (Leptoseris fragilis) qui ? mut? afin de pouvoir manger en continu, ce que les autres cnidaires ne peuvent faire puisque leur bouche leur sert aussi d'anus. Il semblerait m?me que des esp?ces comme celle des Goniopora se nourriraient moins via la photosynth?se que via d'autres m?thodes. Ceci explique peut-?tre pourquoi les Goniopora se trouve souvent en Mer Rouge par exemple en dessous de 10 m?tres et jusqu'? 25/30 m?tres, et qu'ils ne tiennent pas dans des bacs trop ?cum?s. Il conclut en disant que les Zooxanthelles peuvent fournir 100% de l'?nergie n?cessaire ? la survie des coraux, mais que les nutriments additionnels peuvent aussi apporter 100% de ces besoins et que pour grandir et r?parer ses blessures, les coraux ont besoin de plus de 100% de leurs besoin vitaux.
Dans un autre article, Ronald L. Shimek d?montre que l'on trouve entre 30 et 40 acides amin?s diff?rents dans les coraux, et que combin?s entre eux, ils forment des prot?ines. Or, les acides amin?s sont des acides organiques associ?s ? de l'azote, et la photosynth?se ne produit strictement aucune source d'azote aux coraux... Donc, il existe d'autres moyens :

- des produits azot?s traversent les Zooxanthelles et p?n?trent ? travers les tissus des coraux, mais cet apport ne peut ?tre que faible,
- la consommation de proies vivantes leur apporte ? la fois des produits azot?s et des mat?riaux de construction (calcium, min?raux) en grandes quantit?s, via leurs carapaces et ar?tes. Selon Shimek, les produits de la chasse apporteraient une part non n?gligeable du carbonate de calcium n?cessaire ? la croissance des coraux...
Parmi les auteurs qui publient volontier sur Internet, Eric Borneman d?crit dans une s?rie d'articles sur Aquarium.net, une th?orie fort int?ressante sur la coloration des coraux, qui rejoint les th?ories ci-dessus. Il confirme ainsi que les pigments qui aboutissent ? la coloration des coraux ne peuvent ?tre obtenus que par une alimentation autre que la photosynth?se. Il avance alors l'hypoth?se que lorsque l'on met un SPS tr?s color? dans un bac tr?s ?cum?, si le corail tourne rapidement au marron, c'est essentiellement parce que la principale source d'alimentation est alors la photosynth?se, et qu'il n'obtient par l? aucun pigment.S'il n'?carte pas le fait que la lumi?re semble avoir une incidence non n?gligeable sur ce point, il insiste sur le r?le important des compl?ments nutritifs.
Dans le Volume 2 de 'The Reef Aquarium' (p. 52 et suiv.), Delbeek et Sprung apportent d'autres informations cette fois-ci relatives aux coraux mous (octocoralliaires), en citant des ?tudes qui d?montreraient que beaucoup de coraux mous (il existe cependant des exceptions ? l'inverse) ne peuvent pas survivre ? l'aide de leurs seules zooxanthelles et qu'ils ont besoin soit de pr?lever des nutriments dans l'eau, soit de chasser, soit les deux. Ils citent aussi les travaux de Best, (1988) qui d?montrent que l'Alcyonium digitatum ne devrait sa belle couleur orange qu'aux carot?no?des contenus dans leur nourriture ? base de Dinoflagell?es. Toujours selon eux, la quantit? de Phytoplancton serait sup?rieure sur le r?cif ? celle du zooplancton.
J.E.N. Veron ne se pose quant ? lui pas la question de savoir si les coraux chassent ou pas : c'est une simple ?vidence dont il d?crit le m?canisme, sans faire d'hypoth?se concernant la coloration. Si tout le monde semble d'accord pour dire que les coraux, durs ou mous, ont besoin de compl?ments nutritifs ? la photosynth?se, l'aquariophile r?cifal, dans sa volont? d'approcher le plus possible les conditions naturelles optimales, ne pourra que s'interroger sur la m?thode ? utiliser, sachant que l'on ne peut gu?re esp?rer maintenir du Zooplancton sans maintenir aussi sa principale nourriture : le Phytoplancton...

Le point sur les besoins de nourritures h?t?rotrophiques
Afin de donner une id?e plus pr?cise du mode de nutrition des coraux, voici quelques informations fournies par Sorokin :

Le tableau ci-dessous repr?sente la synth?se d'estimations exp?rimentales sur la nutrition h?t?rotrophique des coraux communs sur les r?cifs de l'Ile d'H?ron. La concentration de nourriture dans les bacs d'exp?rience ?tait : Mat?riaux Organiques Dissouts (MOD) : 0,3 mg C l -1; Bact?rioplancton : 0,2 mg C l -1; nauplii : 0,35 mg C l -1. A repr?sente la nourriture assimil?e et M la respiration du corail (nourriture consomm?e pour cela), les deux en ?g C g-1j-1 (soit en millioni?me de gramme de carbone de nourriture absorb?e par gramme de biomasse de polype par jour).

Pr?dation

Pr?dation

Bact?rio-plancton

Bact?rio-plancton

MOD

MOD

Total

A

A/M %

A

A/M %

A

A/M %

A/M %

Acropora pulcra

161,3

105

33,8

22

44,7

52

179

Acropora squamosa

87,5

83

36,5

35

62,5

60

178

Acropora palifera

38,7

35

10,8

10

33,5

30

75

Pocillopora damicornis

176,4

110

31,8

20

44,7

28

158

Stylophora pistillata

170,3

106

39,7

25

45,2

28

159

Seriatopora hystrix

163,6

93

37,9

22

50,9

29

144

Montipora erythraca

52,4

21

28,9

12

52,6

21

54

Porites annae

37,8

46

23,1

27

32,9

40

113

Psammocora contigua

32,2

29

7,5

7

23,3

21

57

Cyphastrea seralia

36,6

30

12,8

11

10

8

49

Leptastrea transversa

43

46

74,9

84

28

31

161

Achrelia horrescens

48,6

54

19,2

15

46,5

52

121

Merulina ampliata

32,6

24

14

11

23,1

17

52

Goniopora tenuidens

33,1

30

11,8

13

21,1

23

66

Galaxea fascicularis

54,6

59

17,4

19

42,9

47

125

Goniastrea pectinata

51

55

4,6

5

16,2

17

77

Echinipora lamellosa

56,6

56

7

7

24,1

25

88

Turbinaria danae

53,9

64

11,3

13

17,6

21

98

Favites abdita

37,3

72

26

50

16

31

153

Lobophyllia sp.

38,3

31

9,2

15

28

22

68

Fungia scutaria

70,5

64

21,5

19

26

24

107

Tubastrea sp.

176,3

280

84,3

133

44,4

70

483


"Ceci r?v?le que la plupart des coraux durs ?tudi?s sont des pr?dateurs actifs. Lorsque le taux de nourriture dans l'eau est optimum, ce qui est presque le cas ? la nuit tomb?e, nombreux sont les coraux qui peuvent alors compenser plus de 100% de leur d?pense ?nerg?tique. Les plus grandes valeurs sont enregistr?es chez les coraux ramifi?s avec de petits polypes : Acropora, Pocillopora, Stylophora. Leur ration de nourriture, en 40 minutes, va de 16 ? 25 ?g C g-1 et le taux d'assimilation (A) de 160 ? 250 ?g g-1j-1 . Calcul? par unit? de biomasse de polypes, leur assimilation de proies par jour va de 2 ? 8%. Le Ration A/M exc?de souvent 100%. Cela signifie qu'avec une nutrition h?t?rotrophique (ndt : apport?e de l'ext?rieure) ? base de Zooplancton seulement, ? la concentration de 1 ? 3 g m-3, ces coraux pourraient acqu?rir l'?nergie suffisante pour vivre. Dans les m?mes conditions, les coraux ? moyens polypes ne peuvent compenser que 25 ? 50% de leur d?pense d'?nergie. Le pr?dateur le plus active parmi les coraux test?s, ?tait le corail ahermatypique Tubastrea sp. Son ratio A/M atteint 200 ? 280 %." . Sorokin.
Il est clair que dans un aquarium ou sur un r?cif o? la quantit? de nourriture est plus faible que l'optimal, la d?pendance du corail se reportera plus sur le r?sultat de la photosynth?se. Il est aussi int?ressant de noter que la chasse et donc l'utilisation des cnidoblastes ou n?matocystes entraine une d?pense ?nerg?tique ?norme compar?e aux deux autres modes d'alimentation h?t?rotrophes.
Si nos aquariums ne contiennent gu?re de Zooplancton, probablement parce qu'il n'y en a pas ? l'origine dans notre eau de synth?se, en raison de nos techniques de maintenance (filtres ou ?cumeurs) et parce qu'ils n'y trouvent pas leur nourriture (phytoplancton), il ne faut pas pour autant oublier le bact?rioplancton et les mati?res organiques dissoutes, ces derni?res ?tant beaucoup plus pr?sentes dans nos bacs que sur les r?cifs. Avec une capacit? ? profiter ? la fois de la photosynth?se et des sources de nourritures h?t?rotrophes, les coraux ramifi?s (branchus) ? petits polypes ont donc un formidable avantage sur les autres, qu'ils exploitent avec des vitesses de croissances tr?s rapides pour certains (jusqu'? 25 cm par an en Australie pour certaines esp?ces).
Le manque de Zooplancton dans nos bacs et la d?pendance particuli?res des SPS hermatypiques sur ce type de nourriture explique pourquoi ces coraux n?cessitent en compensation des sources de lumi?res plus intenses que les autres pour ?tre maintenus avec succ?s.

Bibliographie
* Delbeek et Sprung, 'The Reef Aquarium' Vol. 1 & 2
* Ronald L. Shimek,'Feed your Corals' (Aquarium.net)
* Ronald L. Shimek , 'Why and What : Foods, and feeding in Aquarium Coral Husbandry' (Aquarium.net)
* Ronald L. Shimek , 'The Why's and How's of Sand Beds', www.reefs.org
* Eric Borneman, 'Pocillopora - the Cauliflower Coral - Coloration pt. 1' (Aquarium.net)
* Eric Borneman, 'Bird's Nest Coral... Feathers Not Includes - Coloration pt. 2 ' (Aquarium.net)
* Eric Borneman, 'The Elusive Bleu Tipped Acropora - Coloration pt. 3 ' (Aquarium.net)
* Eric Borneman, 'Corals & Bacteria : Good or Bad', 10/05/98, www.reefs.org
* Eric Borneman, 'Getting Up-To-Date on Zooxanthellae' (Aquarium.net)
* J.E.N. Veron, 'Corals of Australia and the Indo-Pacific'
* Youri Sorokin, 'Coral Reef Ecology'