Solenostomus spp.

Poissons-aiguilles fantômes


Texte et photos : Frank Schneidewind

Les Solenostomidés font partie des Syngnathiformes, ils se différencient toutefois nettement en regard de leur biologie de reproduction par rapport à leurs proches parents, les aiguilles de mer, les hippocampes et les dragons de mer. La variabilité et la classification de ces créatures bizarres ne sont pas encore complètement connues.

Le crépuscule tombe sur Mabul (Etat du Sabah, Malaisie) et ainsi l'obscurité prend lentement possession de l'île tropicale. Tandis que d'autres sirotent leur cocktail à proximité de la plage, je passe une partie de mon temps grelottant légèrement par cinq mètres de profondeur. Monsieur et madame mandarin (Synchiropus splendidus) prennent leur temps lors de la parade nuptiale rituelle. Les habiles et craintifs petits poissons passent furtivement à travers le viseur de la caméra. Ils mettent ma patience à rude épreuve et ne tolèrent que de courts coups d'oeil dans leur vie intime.
Tandis que je persévère sans arrière-pensée avec ma caméra en joue et que le crépuscule crée une ambiance presque mystique mon regard voyage vers l'environnement immédiat et s'arrête sur un corail avec des comatules. Quelque chose s'y abrite différemment ! Mes yeux ont un problème avec la mise au point et ma perception de l'identification de cet objet flottant inconnu. C'est pourquoi je me décide à délaisser prudemment le salon et la chambre à coucher des poissons-mandarins, afin de me rapprocher du corail avec les comatules. Espérons que je ne perdrais pas pendant ce temps le sommet du mariage des mandarins !
Le courant augmente brusquement en ce récif habituellement si calme et apporte de l'eau plus salée, qui se mélange comme du sirop et rend tout trouble. C'est pourquoi il faut que je m'approche très près et je sursaute de joie : un groupe de poissons fantômes, Solenostomus paradoxus ! Je m'en doutais, mais je n'osais pas l'exprimer. A ce moment je ne pouvais pas me douter que la semaine festive des poissons-aiguilles fantômes malais venait de démarrer !

Beaucoup de sable et encore (presque) plus de poissons-aiguilles fantômes

Les premiers mouvements natatoires ou l'arrière-plan contrasté rendent visibles les diverses variantes de Solenostomus paradoxus (Philippines)

A quelques minutes de bateau de Mabul se trouve sur un banc de sable l'idyllique village aquatique de Kapalai. Les nombreux pieux, madriers et poutres de bois ne peuvent pas dissimuler la richesse en espèces marines vivant en dessous, bien au contraire, car chaque grain de sable semble être rempli de vie. Les nudibranches, les poulpes à cercles bleus, les Antennariidés, les Scorpénidés, d'innombrables microorganismes et les poissons-aiguilles font monter l'adrénaline. La dernière plongée directement devant la passerelle à bateaux a confirmé cela. Un antennaire rouge vif m'a enthousiasmé, un nudibranche jamais vu me transporte de joie. Des paysages récifaux absents et une mauvaise visibilité ne gâchent pas l'impression.
Peu avant la remontée une surprise particulière m'attendait. Une gorgone filigrane s'était directement établie sur le cordage d'une ancre avec de magnifiques sous locataires : un couple de poissons-aiguilles fantômes arlequins (S. paradoxus) ! Les poissons sont presque invisibles à cause de leur forme, coloration et mode natatoire. Quelle adaptation !
Face au minuscule mâle d'environ 5 cm de longueur la femelle beaucoup plus grande est beaucoup plus remarquable. La coloration rouge du poisson-aiguille fantôme et les grands polypes blancs de la gorgone me donnent une sensation non seulement quelque peu festive par 28° C dans l'eau. Au cours des jours suivants nous avons découvert en d'autres endroits d'autres exemplaires, le plus souvent entre les bras de comatules. Aussi différemment colorées que les comatules puissent apparaître, les poissons-aiguilles qui vivent en leur sein se sont parfaitement adaptés.

Poisson ou algue ? Telle est la question !


Autre patron de Solenostomus paradoxus

La richesse imaginative de la nature ne cesse de m'étonner au cours de mon périple photographique. Il faut avoir vu certains êtres vivants dans leur environnement naturel, afin de bien comprendre leur structure corporelle et leur comportement ! Ceci est particulièrement valable pour ce poisson. Sur le sable pousse une belle algue verte buissonnante qui a éveillé mon intérêt. Après une longue observation un couple de poissons-aiguilles fantômes se balançant dans l'algue. Les petits poissons d'environ 5 cm, colorés en vert sombre et d'une forme nettement différente des "arlequins". Les nageoires en forme de feuilles et les bandes irrégulières de couleur blanc calcaire en font une reproduction parfaite de leur environnement à une mim?se parfaite de feuille.
L'algue imitée Opuntia à partir du genre Halimeda fait partie des algues calcaires. Elle se compose de segments individuels en forme de petites feuilles qui se ramifient sur le sol en forme de chaînes et forment des surfaces compactes. En ce qui concerne la croissance et la multiplication elles ressemblent aux cactées du type Opuntia. Au cours de leur photosynthèse les algues Opuntia excrètent du calcaire en permanence, qui est visible comme dépôt blanc irrégulier sur les feuilles et qui est imité dans le moindre détail par les poissons-aiguilles. Je passe de longues minutes près du buisson de Halimeda et je dois attentivement fixer les artistes du camouflage pour ne pas les perdre de vue. Et je ne peux que confirmer la raison pour laquelle ces poissons ont été si longtemps ignorés.

Le poisson-aiguille fantôme arlequin



Trois autres variantes de Solenostomus paradoxus (Malaysie)

En 2002 ce poisson a été décrit scientifiquement sous le nom de Solenostomus halimeda. Les premières photos spectaculaires de cette espèce sont apparues à ma connaissance dans un magazine de plongée. Le reporter et photographe Norbert Probst les a découverts près de l'atoll Ani aux Maldives (Probst, 1991). A l'époque Probst supposait avoir découvert une nouvelle espèce et a donné quelques exemplaires pour la détermination et autres examens au spécialiste des Syngnathidés Thomas Paulus du Senkenberg Museum. De la première description récente il apparaît que les exemplaires des Maldives de N. Probst font partie du matériel type mais que l'espèce avait déjà été décrite en 1968 par John E. Randall à partir d'exemplaires capturés près des Mariannes. Par erreur on a supposé que ce poisson-aiguille ne vit qu'exclusivement aux Maldives, parce que d'autres exemplaires provenant d'autres régions n 'avaient pas été signalés (Debelius 1999). Ceci est sans aucun doute lié à la mim?se parfaite de S. halimeda. Depuis sa distribution -même si réduite - peut être considérée comme relativement étendue. Les endroits de découverte s'étendent des Maldives à l'Australie occcidentale ; en outre il y a des preuves de présence en Papouasie - Nouvelle Guinée, Indonésie, Malaisie, les îles Mariannes et les îles Marshall jusqu'aux Fidji (d'après Allen et al. 2003). Avec une taille corporelle maximale de 7 cm S. halimeda est le plus petit représentant du genre. Sa coloration corporelle peut varier en fonction de l'algue et de l'environnement, toutefois point de manière aussi extrème que chez S. paradoxus.

Heure des revenants
La constitution corporelle des poissons-aiguilles fantômes est svelte et possèdent contrairement au syngnathes et aux hippocampes des nageoires bien développées. La bouche en forme de tube est remarquable, d'où dérive leur nom de genre (Solenostomus = bouche en forme de tube). Dans leur aspect extérieur ils sont particulièrement adaptables et polymorphes. La surface de la peau peut être recouverte de lambeaux de peau et de franges. En règle générale les animaux atteignent une taille totale de 10 cm. L'espèce la plus robuste S. cyanopterus atteint une taille maximale de 15 cm. Certes les femelles deviennent nettement plus grandes que les mâles plus graciles en comparaison.
Les poissons-aiguilles fantômes vivent habituellement dans des zones calmes, pauvres en courant, dont font partie - selon les espèces - les herbiers d'algues, les zones sablonneuses ou vaseuses mais aussi les récifs. On les trouve dans la position typique de nage tête vers le bas entre les champs d'herbiers, les algues, les coraux et les comatules. A cause des mouvements à peine perceptibles de leurs nageoires à ondulations rapides (pectorales, deuxième nageoire dorsale et nageoire caudale) les poissons semblent planer.
On les rencontre individuellement ou en couples, parfois aussi en petits groupes. Dans certaines zones leur apparition est saisonnière et ils ont un cycle vital plutôt court ou possèdent un cycle annuel encore inconnu, qui expliquerait leur disparition régulière - presque tous les six mois (Ferrari & Ferrari 2003)

Mim?se parfaite d'une algue et d'une feuille :diff?rentes variante de Solenostomus cyanopterus (Philippines) 5 S. cyanopterus

Les poissons-aiguilles consomment des crustacés, essentiellement des Mysidacés, de pleine eau ou benthique. La proie est aspirée par la bouche en forme de tube. Selon Kuiter (2001) certaines espèces sont spécialisées sur des proies associées à des gorgones ou des comatules spécifiques (probablement de petits crustacés). L'espèce la plus nombreuse est S. paradoxus, un véritable poisson inhabituellement paradoxal, qui se trouve aussi dans des récifs plus profonds, riches en courant.
Au contraire Solenostomus cyanopterus vit le plus souvent dans des prairies de zostères peu profondes. L'espèce vert brunâtre possède un corps beaucoup plus massif avec un pédoncule caudal court et large.
Par forte houle les poissons se laissent dériver flottant apparemment comme des feuilles arrachées, mais se tournent avec chaque vague si bien que leur tête est toujours dirigée vers le courant.
Les excroissances cutanées en forme d'épines sont particuli?rement remarquables chez S. paradoxus d'où leur nom populaire d'arlequin. Les deux espèces sont particulièrement polymorphes.

Reproduction classique
Contrairement à leurs proches parents les femelles des poissons-aiguilles pratiquent le soin parental. Leurs nageoires ventrales sont agrandies et forment une poche incubatrice. La ponte est précédée d'un long préliminaire avec une pariade intense. Les oeufs expulsés puis fécondés par le mâle sont attachés avec des fils cutanés à la paroi interne de la poche d'incubation à demi ouverte. Le maximum de 350 oeufs ont moins d'un millimètre et semblent avoir un développement d'une rapidité variable.
Entre 10 et 30 jours les minuscules larves sont expulsées des nageoires ventrales. Ils sont transparents et pélagiques. La phase pélagique dure souvent très longtemps, car les poissons passés à la vie sur le sol sont presque déjà aussi grands que leurs parents et (presque) déjà matures. Un stade larvaire prolongé est justifié par la vaste aire de distribution des espèces individuelles dans l'Indo-Pacifique.
Leur patron colorimétrique très polymorphe et les structure cutanées sont formés visiblement selon les besoins des juvéniles benthique (en fonction de l'environnement), ce qui a souvent mené à des premières descriptions erronées. De plus la détermination des espèces est rendue plus difficile parce que les proportions corporelles des poissons changent au fil de leur croissance. Probablement que les poissons-aiguilles sont capables de transformations sexuelles et les mâles se développent à partir des femelles. Ceci repose sur une observation en aquarium (Kuiter 2001).

Solenostomus cyanopterus

Littérature
Allen, G.R. Steene, P. Human? & N. Deloach (2003): Reef fishes identification tropical Pacific. Jacksonville.
Debelius, H. (1999): Riff-F?hrer Indischer Ozean. Hamburg.
Ferrari, A. & A. Ferrari (2003): A diver's guide to underwater Malaysia macrolife. Santana.
Kuiter, R. H. (2001): Seepferdchen, Seenadeln, Fetzenfische und ihre Verwandten. Syngnathiformes. Stuttgart.
Michael, S. W. (1998): Reef fishes. Vol. 1. Shelburne.
Orr, J.W. & R.A. Fritzsche (1993): Revision of the ghost pipefishes, family Solenostomidae (Teleostei: Syngnatoidei). Copeia (1):168-182.
Orr, J.W. & R.A. Fritzsche (2002): Solenostomus halimeda, new species of ghost pipefish (Teleostei: Gasterosteiformes) from the Indo-Pacific, with a revised key to the known species of the family Soenostomidae. Aqua 5 (3):99-108.
Probst, N. (1991): Velidu. UWF (2):98-111.

 

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